Color
Dans les années 1250, à Paris, l’auteur Jean de Garlande évoque, dans son traité De mensurabili musica, les nouvelles polyphonies vocales nées à la fin du XIIe siècle, en la cathédrale Notre- Dame. Il relate l’expérience concrète de cette nouvelle pratique musicale autour de laquelle se développe une véritable esthétique de l’émotion. En s’intéressant au phénomène sonore lui- même, il évoque les techniques utilisées par les chanteurs lors de l’exécution des polyphonies. C’est à cette fin qu’il mentionne les mots color et colores : « Color est la beauté du son ou le phénomène auditif par l’intermédiaire de quoi le sens de l’ouïe prend plaisir ».
Associé aux notions d’embellissement, de beauté et de plaisir, le mot color est également lié aux procédés techniques de répétition : « La répétition de la même note/voix est le color qui fait qu’un passage (ou un son) inconnu devient connu. Grâce à cette reconnaissance, l’audition procure du plaisir ». Le théoricien propose ensuite différents procédés de répétitions (colores) et indique plusieurs règles d’ornementations qui viendront fleurir le discours musical et participer à un embellissement mélodique général.
Dans le chapitre suivant, l’auteur fait encore référence aux colores dans la polyphonie : « Faites des colores plutôt que des sons inconnus, et plus il y aura de colores, plus le son sera connu, et s’il est connu, il plaira ». La source de ce plaisir est intimement liée à l’ornementation et la répétition, et au résultat même de celle-ci : elle suscite l’émotion et frappe l’imagination, elle est la parole désirable. Le color est présenté comme l’objet d’une véritable consommation affective : il y a une prise en compte de l’auditeur et de son adhésion émotionnelle au propos.
Mais la polyphonie naissante et incroyablement audacieuse n’est pas seulement source de plaisir. Elle est aussi symbole de magnificence et de puissance pour les hommes qui la commandent, la composent et l’interprètent. Ce que l’on nomme la mensurabili musica (ou musique mesurée) force le respect des médiévaux, car elle est une invention sans précédent dans l’histoire de la musique. En effet, l’invention de la notation rythmique indiquant désormais un comptage précis des valeurs de notes suscite en son époque un immense engouement chez les intellectuels. C’est ainsi que l’on retient pour la première fois dans l’histoire de la musique le nom de compositeurs (Léonin, et Pérotin). L’Homme se hisse pour la première fois à un rang considéré, alors, comme quasi-divin : son nom entre désormais dans la postérité. La nouvelle polyphonie vocale est l’instrument qui ne laisse plus l’artiste anonyme. Elle sert la gloire divine, à laquelle se hisse la gloire humaine, en forçant le respect de ses contemporains. Cette évolution considérable de l’époque va de pair avec le développement de l’Université à travers toute l’Europe. On permet et on participe à l’expansion des savoirs pour ne plus être l’objet unique du destin divin.
L’histoire de Color est donc avant tout un parcours sensoriel où les divers phénomènes de répétitions et d’ornementations issus de chaque répertoire mènent les musiciens et l’auditeur au plaisir voire à une certaine transe. C’est aussi dans l’improvisation et la trace de l’oralité que ces musiques se retrouvent : pour chacune, la nécessité de pratiquer et d’improviser précède presque l’étape de la composition. Cela se définit à la fois dans la présence du jaillissement artistique soudain et imprévisible, ainsi que dans le développement d’un système musical, physique et conceptuel.
Dans Color, il s’agit d’un jeu d’équilibre, entres tensions rythmiques et mélodies insistantes, où les multiples alliages de timbres forment les traits d’union entre plusieurs siècles de musiques. La matière sonore devient, alors, réelle, obsessionnelle.
Simon-Pierre Bestion
Conception, arrangements, direction et clavier
LA TEMPETE
1 chanteuse, 6 instrumentistes
Chant vieux-romain (xièmesiècle)
Véritas mea
carlo gesualdo (1566-1613)
Tristis est anima mea
perotin le grand (c.1160-c.1230)
Deus misertus, Mundus vergens
Hayne Van ghizeghem (c.1445-c.1497) / johannes Tinctoris (c.1435-1551) / alexandre agricola (c.1446-1506) / josquin desprez (c.1450-1521)
De tous biens plaine
Thomas preston (c.1500-c.1563)
Upon la mi re
John taverner (c.1490-1545) / john blitheman (c.1525-1591) / john bull (c.1562-1628) / christopher tye (c.1500-c.1572)
In nomine
leonin (c.1150-c.1210)
Benedicamus Domino
anonyme (xvièmesiècle)
My lady carey's dompe
Gilles binchois (c.1400-1460)
Triste plaisir
conrad paumann (c.1409-1473)
Mit ganczem willen
josquin desprez (c.1450-1521)
Parfons regrets, Petite camusette